J'ai suivi la situation de plus ou moins près, mais j'adopte une posture de résignation face à la situation. C'est scandaleux sur Internet, ça fait le tour des réseaux sociaux, nous trouvons tous cela plus que fâcheux, mais il faut garder à l'esprit ... que cette opinion est visiblement minoritaire.
J'ai par exemple parlé de ce projet de loi à mes parents, mais ils soulignent deux arguments :
- "J'ai rien à me reprocher."
- "Facebook et Google le font déjà."
Et hélas, ils sont recevables. J'ai bien parlé du fait que le système de la boîte noire mis en place serait équivalent à poster un mouchard épiant tous nos faits sur le net h24, mais ils n'en ont pas grand chose à faire ... et au final moi non plus. J'ai un smartphone Android, un compte Google, et je sais pertinemment que toutes mes données personnelles sont en conséquence stockées sur les serveurs de Google, voire ailleurs. J'ai connaissance des outils tels que Tor et autres, mais je ne ressens actuellement pas le besoin de les installer au vu de l'usage quotidien que j'ai d'Internet. Pourquoi me rendrais-je invisible si c'est pour au final me connecter sur mon compte Google qui contient déjà toutes mes informations, et peut donc casser l'anonymat que je tente de mettre en place ?
Pour autant, si on me laisse le choix de me pister ou de me surveiller, que j'ai la possibilité de désactiver simplement ces fonctions (la géolocalisation, les publicités ciblées, ...), je ne me gêne pas pour le faire.
Néanmoins, bien que je ne ressente pas personnellement le besoin de changer mon mode de vie suite à l'adoption de ce projet de loi, cela ne signifie pas pour autant que je le cautionne. Si mon point de vue personnel consiste à dire "Google a déjà toutes mes données donc tant qu'à faire je les laisse aussi au gouvernement.", je suis parfaitement conscient du fait que cela constitue une intrusion dans mon mode de vie, et que ce type d'intrusion ne soit pas cautionné par d'autres personnes.
Pour autant, bien que je ne sente pas le besoin de protéger mes données aujourd'hui, j'aimerais pouvoir avoir la liberté de changer d'avis à ce propos. J'aimerais avoir la possibilité de changer mon opinion un jour si j'en ressens le besoin, de ne plus utiliser les services de Google, de me servir de messageries sécurisées, de n'être pisté nulle part, ... ce qui était jusqu'à présent possible, bien que pas simple au vu du nombre de procédures et de réflexes à appliquer alors.
Mais si le Ministre de l'Intérieur juge que
la vie privée n'est pas une liberté, et fait appliquer des lois allant en ce sens, il ne me laisse alors plus le choix. Quoique je fasse sur Internet, même si je souhaite rester entièrement anonyme et non localisable, ce ne sera plus possible par la faute des réglementations alors appliquées, je serai forcément épié par l'État. Pire, à terme, je serai peut-être considéré hors-la-loi si j'en viens à utiliser Tor ...
Bernard Cazeneuve part également de l'argument que je soulignais au-dessus pour justifier la loi,
"si Facebook le fait, pourquoi pas nous ?".
Dois-je en conséquence me sentir coupable de ma passivité face à l'utilisation de mes données ? Sous prétexte que je ne fais de mon côté rien de concret pour contrôler l'utilisation de mes données, tout le monde doit être puni ? Ici, le ministre part de cas particuliers pour généraliser son propos. Sous prétexte qu'une personne laisse Facebook entrer dans sa vie, tout le monde doit accepter que l'État fasse de même pour les leurs.
Maintenant, j'en reviens à ce que je disais au tout début. Je me suis résigné face à la situation, car l'opinion est minoritaire.
On l'a vu avec le formidable taux de participation de 30 députés dont 5 voix contre, le sujet n'est pas des plus intéressants pour nos élus. Ils ne voulaient pas perdre leur place dans le parti en votant contre, ou ils n'en avaient rien à faire, ... Mais encore, pas dit que la tendance se serait inversée avec un hémicycle complet.
Ils ne sont visiblement que 14 sur 577 à s'opposer au texte ...
Les initiatives de la Quadrature du Net sont plutôt louables sur ce point : permettre aux citoyens engagés de contacter gratuitement leurs députés pour les informer de la dangerosité de la loi. Mais dans les faits, après l'appel, est-ce que le député en a réellement quelque chose à faire du point de vue de ses électeurs ?
Le système politique actuel est régi par la communication. Ce sont les partis qui font le plus de bruit dans le pays, qui se font le plus entendre, et qui sont hélas également les plus écoutés. Si sur Internet nous avons parfois la chance de voir émerger des initiatives comme le Parti Pirate ou le
Reboot de la France, hors milieux spécialisés, celles-ci restent au fond marginales. C'est triste à dire, mais c'est le cas. Le pays n'est pas composé que de passionnés s'intéressant réellement aux enjeux politiques et aux divers partis.
Pourquoi l'UMP, le PS et le FN caracolent en tête des suffrages aux élections ? Car ce sont eux qui parviennent le plus à imposer leur force de communication dans les médias généralistes et traditionnels. L'UMP et le PS sont les deux partis historiques sensés représenter la droite et la gauche, deux idéologies passives sensées regrouper les deux plus gros courants de pensée (mais c'est un autre débat). Le FN quant à lui s'impose depuis plusieurs années sur le thème de la dédiabolisation, leur communication principale consiste à dire "Vous en avez marre de ces deux-là ? Venez chez nous, promis, on est pas xénophobe.". Aux yeux des médias, ils sont donc fréquentables, et monopolisent la quasi-totalité du temps de parole lorsqu'il s'agit de parler politique. Les autres partis sont quant à eux décrédibilisés par leurs concurrents, soit parce que "personne n'en a jamais entendu parler" (les Dupont-Aignan et Cheminade), soit parce qu'ils refusent de se plier aux règles des médias (Mélenchon).
Et de cette position avantageuse, les grands partis en profitent. Leur système de communication est si bien rôdé qu'on pourrait croire qu'il n'y a pas d'autre alternative. Empocher une bonne place au sein de ces partis est la garantie d'une carrière florissante et de moyens financiers quasiment illimités. Qui n'en voudrait pas ? En contrepartie, pour bénéficier de ce régime avantageux, il faut cautionner les ordres du parti, et ne pas s'y opposer.
Les cadres ayant vraiment un problème éthique à cautionner une loi discutable auraient alors le compromis de l'absentéisme. "Je ne peux pas voter pour ça, je m'abstiens.", et cela résout le problème, bien que je doute que la majorité de l'absentéisme soit dûe aux problèmes éthiques soulevés, mais plutôt par la flemme et l'oisiveté des-dits représentants.
C'est pourquoi si l'on veut vraiment combattre ces aberrations politiques, c'est un peu cliché de dire ça, mais ... il faut faire imploser le système actuel. Il est plus que louable de vouloir réformer la vie politique et les institutions, mais cela sera impossible si l'on n'en utilise pas les codes.
Le programme, les idées sont là, mais si personne ne les connaît, elles ne parviendront jamais à s'imposer. Il faut développer une forteresse de communication gargantuesque, comme l'ont fait les grands partis. Qu'aux élections, l'ensemble d'idées que l'on souhaite présenter soit au moins aussi connu que celui des autres. Le faire comprendre ensuite est une autre histoire, mais il faut faire en sorte que chaque électeur sans exception soit au courant de votre existence, imposer son programme comme le font les autres.
Et si les élections sont remportées, vous aurez enfin la possibilité de faire changer les choses. Après que ce système vous ait élu, vous aurez tout à loisir de le détruire.
À titre personnel, je suis partisan de la démocratie directe, sans autre représentant que des personnes chargées d'exécuter la volonté des citoyens. Cela ne sera pas chose aisée de créer un pareil système, il faudra de nombreuses années, mais s'il fonctionne, les opposants aux lois comme celle qui vient de passer pourront enfin dire leur mot, et pourront s'investir davantage dans l'intérêt commun, dans un vrai cadre de débat qui ne soit plus régi par des oligarques.
Une bien belle utopie en résumé, dommage que l'on soit minoritaire.