J'arrive comme un chien dans un jeu de quilles mais je viens de trouver un poème que j'adore.
De Charles Baudelaire.
L'albatros
Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.
A peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d'eux.
Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule!
Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid!
L'un agace son bec avec un brûle-gueule,
L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait!
Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l'archer;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.
Voilà voilà, joli poème n'est-il pas ? En tous les cas, il se classe directement dans ma liste de préférés. Non seulement parce qu'il est assez beau (quoique niveau forme, il n'est pas exceptionnel, ce n'est pas non plus du parnasse), mais aussi pour sa forte symbolique qui pousse à réfléchir.
Je vous propose une analyse de mon cru.
Charles Baudelaire part ici d'une anecdote pour mettre en évidence une idée symbolique. Comme l'indique la quatrième strophe, l'albatros symbolise le poète, et l'équipage la société.
Cet albatros est tout d'abord associé à une idée de grandeur, de supériorité (vastes, rois de l'azur, princes des nuées, géant, etc). Dans son élément qu'est l'espace infini des airs, l'albatros est supérieur aux réalités matérielles (indolent), et courageux ("hante la tempête et se rit de l'archer").
On lui retrouve ensuite des éléments négatifs. Il est présenté comme ridicule, une fois prisonnier des hommes il est en quelque sorte inadapté.
Comme le montre la dernière strophe ainsi que de nombreuses personnifications, il existerait une ressemblance étroite entre l'albatros et le poète.
En effet, tant que le poète est dans son élément qu'est la la littérature, la poésie, il a l'air inaccessible, au-dessus de tout le monde. Dès qu'on le lâche en société, parmi d'autres personnes, il perd toute sa majesté et sa prestance, et peine à se dépêtrer de cette situation.
Dès lors, pourquoi la "société" humilie-t-elle le "poète" ?
Eh bien, dès le premier vers on peut lire "pour s'amuser", ce qui nous montre que l'homme est en proie à l'ennui et que c'est cet ennui qui l'entraîne à se comporter cruellement avec les êtres qui accèdent à quelque chose de particulier, d'agréable, qu'eux ne peuvent pas atteindre.
Ainsi, je pense que nous sommes tous des albatros. Nous sommes tous doués en quelque chose plus que dans d'autres domaines et les autres nous jalousent, nous envient, et se comportent parfois cruellement envers nous. Nous nous rappelons tous des cours de sciences où tout le monde s'endort mais où un élève suit attentivement, pose des questions, s'intéresse. Élève qui sera dès lors "méprisé", ou qu'au moins, on embêtera, en le traitant d'intello, de lèche-bottes. Pourquoi ? Car les autres s'ennuient à ce cours, aimeraient, consciemment ou pas, avoir sa passion, avoir de l'intérêt pour cette chose qui lui paraît inaccessible.